En Sarthe des Chrétiens en Marche, des liens avec la CCBF

Les femmes et l’avenir de l’Église

Études 2011/1 (Tome 414)

Joseph Moingt s.j.

Jésuite.

Un trait majeur de l’évolution de la civilisation occidentale à l’aube du XXIe siècle – le plus significatif assurément depuis plusieurs millénaires – concerne la condition de la femme, qui, après avoir acquis ses droits civiques et s’être émancipée de la tutelle parentale et maritale dans la seconde moitié du siècle précédent, est en voie de conquérir – car le combat est loin d’être terminé – l’égalité de traitement professionnel avec les hommes et de s’ouvrir un accès équitable aux postes de responsabilité les plus élevés dans tous les domaines, économique, culturel et politique, de la vie en société.

Un autre trait d’évolution des plus considérables, apparu dans le même temps et le même espace culturel, est le déclin de l’Église catholique, dont le nombre de fidèles a fondu aussi vite que celui de ses cadres pastoraux, et qui est en voie de perdre le peu qui lui reste de l’influence qu’elle exerçait depuis 2 000 ans sur la société et sur les individus, au point que son proche avenir pose d’angoissantes questions.

Y a-t-il corrélation entre ces deux aspects de l’évolution que nous vivons, et, si c’est le cas, quelle devrait être la condition de la femme dans l’Église pour enrayer son déclin et redonner espoir en son avenir ? Tel sera l’objet de la présente réflexion.

Conflit sur le terrain des moeurs

L’Église se flatte d’avoir elle-même enseigné le respect de la femme au monde païen ou barbare, de l’avoir toujours défendu et soutenu et de professer l’éminente dignité de la femme, appelée à la même sainteté que l’homme, à preuve qu’elle a élevé maintes femmes aux honneurs des autels et qu’elle en a même déclaré plusieurs docteurs de l’Église universelle au même titre que des évêques et théologiens renommés. Cette dignité est liée, à ses yeux, à ce qui définit la condition de la femme dans l’état conjugal selon la loi du Créateur : la chasteté, qui exclut les relations sexuelles avant et hors mariage, et la maternité, qui voue la femme à la procréation, à l’éducation des enfants, au soutien de son mari, à l’union des familles et à la bonne tenue de la maison. L’Église en donne pour modèle Marie, mère de Jésus, qui a concilié en elle, à un degré suréminent, chasteté et maternité, et dont la destinée a illustré la dignité dans laquelle le christianisme tient la condition féminine.

Or, cette condition est celle-là même que faisaient à la femme les moeurs des sociétés patriarcales et traditionnelles dans lesquelles le peuple de la Bible avait médité et retranscrit la loi du Créateur et où l’Église était née, puis s’était développée, sans chercher à la transformer, si ce n’est qu’elle s’est toujours employée – il n’est que juste de le reconnaître –, à défendre les femmes contre les mauvais traitements qui les menaçaient, à protéger les familles, à favoriser l’instruction des jeunes filles et même, plus récemment, leur entrée dans la vie professionnelle et civique. Il n’empêche que cette condition limitait étroitement leurs horizons de vie et leurs ambitions les plus légitimes et les maintenait en nette situation d’infériorité par rapport aux hommes.

Mais la femme des temps modernes a fini par s’en émanciper en profitant de l’évolution de la culture, des sciences et des techniques, notamment à l’aide – ou au prix ? – de la «libération sexuelle » et de la prévention des naissances. C’est sur ce point que l’émancipation de la femme s’est heurtée à la vive résistance de l’Église catholique, qui a multiplié les rappels de la loi naturelle et divine qui lie, selon elle, l’acte sexuel à la procréation et les condamnations de tout usage de préservatifs et de moyens anticonceptionnels. Se sentant incomprises, méprisées ou attaquées par elle, de nombreuses femmes ont alors commencé et continuent de plus en plus fort à quitter l’Église, tandis que la confiance de celles qui lui restaient fidèles, – tout en dirigeant leur vie sexuelle selon leur propre conscience –, était et reste considérablement ébranlée.

Après avoir perdu une grande partie du monde ouvrier, puis du monde intellectuel, l’Église perdait, sur le terrain des moeurs, de larges zones du monde féminin qui avait pourtant fourni le plus gros de ses troupes au siècle dernier. Or, depuis qu’elle avait établi la règle de baptiser les enfants dès la naissance, c’était le rôle de la femme de les éveiller à la foi et à la piété, puis de les éduquer dans l’obéissance aux règles de moralité et aux pratiques de la religion. A la place du prêtre qui instruisait les catéchumènes adultes dans les siècles antérieurs, c’était la femme désormais qui assurait la croissance de l’Église dans la société à travers le flux des générations. Mais voici que la femme des temps modernes, émancipée des cadres où l’emprisonnaient les sociétés traditionnelles, se dérobe à la vocation d’engendrer de petits chrétiens que lui assignait la tradition de l’Église. Celle-ci tend donc à s’opposer le plus possible à l’émancipation de la femme, laquelle en vient à voir dans l’Église le plus gros obstacle à sa promotion sociale : cette hostilité réciproque compromet gravement l’avenir du catholicisme [1]

Sur le terrain de la citoyenneté

Les femmes n’étaient pas, ne sont pas seulement les plus nombreuses parmi les fidèles, elles étaient aussi, elles sont plus que jamais les plus actives sur tous les terrains où s’édifie la Cité de Dieu au milieu des hommes. Il y avait parmi elles beaucoup de religieuses, il y en a encore, mais de moins en moins, vu la raréfaction des vocations à l’état religieux, de sorte que les femmes laïques sont de loin les principales auxiliaires du clergé. Elles occupent des postes de responsabilité dans la plupart des domaines de la vie de l’Église : catéchèse et catéchuménat, mouvements d’Action Catholique et de spiritualité, enseignement religieux et même théologique, oeuvres missionnaires, services pastoraux d’animation liturgique, de préparation au baptême, au mariage, aux obsèques ; en beaucoup de lieux, elles sont même, vu l’éloignement et la rareté des prêtres, le seul soutien de la vie paroissiale. – Elles sont ? Je m’empresse de me corriger : elles étaient, elles ne sont plus « responsables » de rien, sauf que tout continue à reposer largement sur elles.

Dans la foulée de Vatican II, on n’avait pas hésité à leur confier des responsabilités à tous les niveaux, paroissial, diocésain, régional, national. Je connais même un cas (il y en eut d’autres sans doute) où une femme (qualifiée sur le plan théologique, il est vrai) avait été dûment mandatée par son évêque pour assurer l’homélie et l’animation de l’eucharistie dominicale. Mais un revirement s’est fait jour dès les années 80 et n’a fait que s’accentuer depuis. Oh ! On compte toujours et plus que jamais sur l’aide des femmes : comment pourrait-on s’en passer ? Mais qu’elles restent à leur place de servantes dociles, bien encadrées dans des équipes « pastorales » sous responsabilité « sacerdotale ». Un peu partout et dans tous les secteurs on les a écartées, non encore une fois des activités qui leur avaient été confiées, mais de leur animation, orientation et direction. D’après ce que j’ai pu lire et entendre dire, le motif en était la volonté de restaurer « l’identité » des prêtres, perturbée, pensait-on, par la perte de fonctions qui leur étaient jusque-là réservées et de la considération qui y était attachée, perte d’identité qui était censée expliquer également la tragique diminution des vocations à l’état presbytéral. Dans tous les diocèses les appels au « diaconat permanent » ont été multipliés pour replacer sous l’obédience et la spécificité du sacrement de l’ordre le plus possible des responsabilités tombées dans le champ du laïcat. Cette motivation visait donc les hommes autant que les femmes, encore que celles-ci étaient les premières touchées, puisqu’elles étaient les plus nombreuses au service de l’Église.

La volonté de la hiérarchie se manifesta cependant d’éloigner les femmes, elles en particulier, de tout ce qui touche au service de l’autel et des sacrements, au point, un peu risible, d’interdire de choisir les enfants de choeur parmi les filles. Le motif, clair sinon avoué, était la crainte d’encourager chez elles le désir du sacerdoce. Des ordinations de femmes au presbytérat avaient eu lieu, en effet, très officiellement dans plusieurs Églises anglicanes qui se flattaient auparavant de rester fidèles au rituel romain, et des femmes catholiques avaient aussi réussi à se faire ordonner prêtres de façon « sauvage » en plusieurs pays ; la question préoccupait l’opinion publique catholique et des théologiens sérieux soutenaient la possibilité de procéder à de telles ordinations. Le pape Jean Paul II avait cru clore le débat par un refus «définitif »[2] , son successeur vient de le rappeler, preuve que le débat n’est pas effectivement clos. [3]

La plupart des femmes dévouées à l’Église sont loin d’ambitionner le presbytérat ou de revendiquer du pouvoir ; cela ne les empêche pas d’être blessées par la méfiance dont elles se sentent l’objet, d’autant que la presse, intervenant en ce débat, reproche fréquemment à la Papauté une discrimination entre les sexes contraire aux droits humains. Ces femmes, qui ont pu être ou sont encore en poste de responsabilité également dans la vie civique ou professionnelle, voient bien que l’Église n’est pas prête à leur concéder les droits et compétences équivalents à ceux qu’elles ont acquis dans la société. Plusieurs, découragées, s’en vont ; beaucoup d’autres, qui fréquentaient l’Église sans s’être mises à son service, humiliées des interdits et des exclusions qui frappent leur sexe, la quittent, et son refus de leur reconnaître une « citoyenneté » de plein exercice ne fait qu’accroître l’hémorragie dont elle risque de mourir.

Desserrer le corset de la tradition

On s’étonnera d’une attitude « suicidaire », qui prive l’Église du seul soutien actif à sa disposition, dissuade les femmes de veiller à l’éducation religieuse des enfants comme dans le passé, et ruine sa crédibilité au regard d’une société « définitivement » acquise à la promotion féminine. A quoi elle oppose sa tradition immémoriale qui lui interdit de s’accommoder aux moeurs et aux évolutions du monde contraires à la loi de Dieu. Mais y a-t-il lieu d’identifier l’une à l’autre ?

Sur le plan de la moralité, elle lie l’usage de la sexualité au mariage légitime et à la procréation en vertu d’une loi naturelle qui a Dieu pour auteur et dont elle a la garde. Mais les anthropologues savent bien que les règles matrimoniales sont affaire de conventions sociales qui varient selon les temps et les lieux ; ce que les moralistes anciens considéraient comme «loi naturelle » n’était pas indemne des coutumes sanctionnées par la loi civile ; et dès lors qu’on fait appel à la « nature », on se place sous le régime de la raison commune. Certes, celle-ci est sujette aux variations et errements, mais la morale de l’Église n’en est pas exempte non plus, et c’est souvent avec sagesse qu’elle a su tenir compte des évolutions des moeurs. Aujourd’hui, par exemple, bien qu’elle professe que les jeunes couples non mariés « vivent dans le péché », elle les accueille avec bonté pour les préparer au mariage sacramentel ou pour baptiser leurs enfants ; des voix autorisées de plus en plus nombreuses préconisent un accueil semblable dans les communautés chrétiennes au bénéfice des divorcés remariés.

L’Église devrait accepter un libre débat sur les questions éthiques qui intéressent toutes les sociétés et y entrer elle-même, sans s’arroger un droit exclusif et absolu d’enseignement. Sa condamnation de l’usage des préservatifs, seul moyen unanimement reconnu d’enrayer la propagation du sida, a fortement entamé son crédit auprès des instances internationales qui se préoccupent de ce fléau[4]; de tristes crimes sexuels commis par des prêtres et « couverts » par sa hiérarchie devraient l’inciter à plus de modestie. Qu’elle ne veuille pas débattre avec une opinion publique hostile à toute règle morale, cela se comprend ; mais elle pourrait faire confiance à ses théologiens et aux fidèles instruits eux aussi par le Saint Esprit, avant tout aux femmes, les premières concernées, dont la conscience et l’expérience mériteraient d’être écoutées avant qu’il en soit décidé de leur sort par des mâles célibataires. L’Église aurait-elle peur de perdre du pouvoir en consultant ses fidèles ? L’alternative est de les perdre.

C’est encore une question de pouvoir qui la retient de faire une place dans ses instances dirigeantes aux femmes qui travaillent pour elle. Si sa tradition s’en était abstenue, c’est pour le même motif que d’autres sociétés qui ont mis du temps à se débarrasser de leur esprit patriarcal, féodal ou corporatiste. Il ne s’agit pas ici de la seule ordination des femmes au presbytérat. Sans y être du tout hostile, je n’ai jamais plaidé en ce sens, non plus que pour l’ordination d’hommes mariés ou la levée de la loi du célibat sacerdotal, pour l’unique et simple raison que le pouvoir dans l’Église est lié au sacré et que l’intérêt de la foi n’est pas d’étendre le domaine du sacré mais de tempérer le pouvoir et, pour cela, de le partager en dehors du sacré. En effet, dans notre monde laïcisé et sécularisé, c’est-à-dire démocratique, la foi ne peut que dépérir si elle est privée de la liberté à laquelle le Christ appelle tous les chrétiens au dire de saint Paul [5]: – qui se souvenait sans doute que la seule fois où Jésus avait parlé de pouvoir, c’était pour interdire à ses apôtres d’en user à la façon des puissants qui aiment imposer leur domination et la faire voir et sentir [6].

Voilà pourquoi le remède au dépérissement de l’Église dans les temps présents me paraît être de mettre résolument en oeuvre les recommandations de Vatican II, au lieu de s’en méfier et d’aller à leur encontre [7]: laisser une plus grande liberté d’initiative et d’expérimentation aux Églises locales ; moins se soucier de renforcer les structures administratives de l’institution que de faire vivre les communautés de chrétiens, si petites qu’elles soient, là où ils résident ; appeler les fidèles à prendre la responsabilité de leur être-chrétien et de leur vivre en Église, non individuellement ni entre eux seuls, mais en commun et en concertation avec l’autorité épiscopale ; faire davantage confiance à une liberté inventive qu’à l’obéissance passive ; faire entrer des laïcs, dûment délégués par leurs communautés, dans les lieux où se prennent les décisions pastorales, à tous les échelons, et à égalité avec les clercs, et pas seulement dans des groupes de simple consultation ; et laisser entrer les femmes dans ces lieux de décision à égalité avec les hommes.

Pourquoi à égalité ? Pour ne pas ériger l’Église en symbole d’une contre-culture. – Donc pour s’ouvrir à l’esprit du monde, malgré saint Paul qui exhorte les chrétiens à « ne pas se conformer au siècle présent »[8]? Non, mais pour mieux ouvrir le monde à la pénétration en lui de l’esprit évangélique. Le temps n’est plus où l’Église instruisait des peuples barbares ou des populations incultes et illettrées ; elle s’adresse maintenant à un monde « majeur », elle ne peut plus l’enseigner du haut de sa chaire, elle doit reconnaître ses valeurs pour faire écouter sa parole. – Donc, s’adapter aux « valeurs » d’un monde sécularisé ? Pas exactement, car nombre de ces valeurs sont les fruits des semences évangéliques que l’Église a jetées dans le monde au long de leur vie commune, et c’est avant tout le cas des idées de liberté et d’égalité d’où a germé l’émancipation de la condition féminine ; elles ont pu être déviées de leur sens originel et produire des fruits dénaturés, il n’empêche que l’Église ne pourra les redresser et régénérer qu’en reconnaissant leur provenance évangélique, et elle ne peut le faire qu’en laissant ces mêmes idées produire leurs fruits dans son sein, hors duquel elle les avait rejetées.

C’est ainsi que la reconnaissance effective de l’émancipation de la femme, dans l’Église comme dans le monde, est devenue la condition de possibilité de l’évangélisation du monde ; et, puisque la mission évangélique est la raison d’être de l’Église, l’accueil nouveau qu’elle réservera à la femme sera le « symbole » agissant de sa présence évangélique au monde d’aujourd’hui, le gage de sa survie. La femme ne porte plus de corset : l’Église doit elle-même s’émanciper de la tradition qui la lie aux sociétés patriarcales du passé pour se donner, par la place qu’elle saura faire aux femmes, le droit de survivre dans ce monde nouveau [9] .

Relire les évangiles au féminin pluriel

L’Église a coutume d’interpréter ses Écritures en faisant appel à sa tradition. En rigueur théologique, l’inverse a plus de légitimité ; et quand la tradition n’a pas de réponse à des problèmes nouveaux et se refuse à celles qui se proposent, le recours aux Écritures s’impose de plein droit. C’est ce que fit Jean Paul II quand il voulut trancher la question de l’ordination des femmes : il nota que Jésus, voulant constituer son collège apostolique au terme d’une nuit de prière, ne fit pas appel à la plus digne des créatures, sa mère, et il en déduisit que les femmes avaient été, de ce fait, délibérément écartées du sacerdoce[10] Mais Jésus ne nourrissait aucun projet d’installer son Église dans la durée du temps, lui qui ne l’envisageait qu’en terme de Royaume de Dieu, et il n’avait donné à ses apôtres aucune instruction de type institutionnel, puisque ceux-ci, à la veille de son Ascension, escomptaient son prochain retour pour restaurer la royauté d’Israël [11].Le Pape avait aussi noté que Jésus, rompant sur ce point avec la coutume de son temps et de son pays, s’entourait volontiers de compagnie féminine ; et cette remarque mérite d’être prise en compte, mais au rebours des conclusions négatives qu’il en tirait.

Les rencontres de Jésus avec des femmes n’ont, en effet, rien d’anodin, et c’est pour notre instruction qu’elles ont été relatées. Il manifeste sa gloire pour la première fois à Cana à la prière de sa Mère ; à plusieurs reprises, il érige des femmes en modèles de foi et accomplit des guérisons qu’il impute à leur foi ; de l’onction reçue d’une femme à la veille de sa mort, il fait un mémorial de sa passion qu’il prescrit de transmettre aux générations à venir ; il accrédite les deux soeurs, ses amies, Marthe et Marie, comme d’authentiques disciples, recevant de l’une le plus beau témoignage de sa divinité : « Tu es la Résurrection et la Vie », et présentant l’autre comme le parfait réceptacle de sa Parole : « Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée » ; enfin, c’est à une autre femme, une autre amie, Marie de Magdala, qu’il apparaît en premier à sa sortie du tombeau et qu’il confie le message de sa résurrection pour qu’elle en communique la Bonne Nouvelle à ses apôtres[12]

De ces exemples, si éloquents qu’ils soient (d’autres seraient sans doute à chercher), je megarderai de tirer argument en faveur de l’ordination des femmes, puisque Jésus n’a jamais prononcé le mot de sacerdoce ; mais je reçois la claire indication qu’il a cru en elles, qu’il s’est confié à elles, qu’il leur a confié son Évangile, comme à ses apôtres, différemment peut-être : il ne les envoie pas parcourir le monde, mais non moins authentiquement : il en fait des relais de la mission qu’il avait reçue du Père de répandre la Vie dans le monde. Il invitait ainsi son Église à tirer ressource des femmes également pour continuer son oeuvre. Bref, aucun principe d’exclusion ne peut être tiré des paroles ou des exemples de Jésus, rien d’autre qu’une pressante exhortation à ne pas craindre de charger du ministère de l’Évangile quiconque, homme ou femme, a assez de foi en lui pour s’offrir à cette charge : car lui seul donne la force de la porter et lui fait porter du fruit.

Saint Paul, ne voulant plus connaître le Christ « selon la chair », conscient qu’il avait rénové la vieille humanité par sa mort et sa résurrection, en a tiré le seul principe fondateur du christianisme, l’exclusion de tout exclusivisme : « Il n’y a plus Juif et Grec, ni esclave et homme libre, ni masculin et féminin, car à vous tous vous êtes un seul en Christ Jésus.[13] Il ne voulait pas dire qu’il n’y a plus de différences entre les deux termes de chaque couple, mais qu’aucune de ces différences ne pouvait être, dans le corps du Christ qui est l’Église, source de division ni d’exclusion. Même s’il n’a pas pu ou pas su en tirer toutes les conséquences [14]. Paul énonçait ainsi le principe fondateur des sociétés ouvertes, libérées des cloisonnements des sociétés anciennes, qui a permis à la femme des temps modernes de se libérer de l’oppression de l’homme et de revendiquer l’égalité avec lui. – L’institution ecclésiale n’a pas d’autre loi organique.

Pour un peu de sexe faible…

La seule appartenance au « sexe faible », ainsi que le dénomme une tradition fièrement «machiste », pourrait-elle être motif de discrimination et d’élimination dans une Église qui tire sa fierté et sa force de la faiblesse de la Croix ? Jésus ne trouvait pas d’images assez humbles, assez attendrissantes, pour parler de son Royaume : les fleurs des champs, la graine de moutarde, une piécette égarée, la brebis perdue, le maître de maison en tenue de service… Lui-même ne manquait pas des qualités généralement attribuées au sexe féminin : intuition, sensibilité, compassion, l’art d’attirer les confidences, et aussi de la faiblesse : il cédait parfois à sa mère, mais se dérobait à ses poursuites, il lui arrivait d’exploser de joie, de colère ou en larmes, et il savait souffrir, attendre, supporter comme peu d’hommes en sont capables. Introduire dans l’Église un peu de féminité, à condition de lui faire une place d’où elle puisse rayonner, ce sera y verser la part d’humanité trop réduite ou masquée par un pouvoir exclusivement masculin et sacré, c’est-à-dire intolérant.

Mais, je le répète, le problème premier n’est pas de donner du pouvoir aux femmes. Ne nous berçons pas d’images idylliques : on trouverait facilement des femmes ravies de se glisser dans le personnage du prêtre, en apportant de la même façon une dose de séduction dont on sait qu’elle rend le pouvoir plus dangereux. Il s’agit d’abord de restaurer le sol des communautés chrétiennes, d’y instaurer liberté, altérité, égalité, coresponsabilité, cogestion, d’y laisser pénétrer les soucis du monde extérieur, de rendre ses célébrations plus conviviales, à l’image des premiers repas eucharistiques où l’on partageait le pain et les vivres sous la présidence bienveillante d’un père de famille, sans oublier le principe paulinien d’exclure tout ce qui exclut. Dans cette ambiance neuve le partage du pouvoir se présentera sous un jour nouveau. On se souviendra que le « presbytérat » des premiers siècles, dont le nom a été remis à l’honneur, n’avait pas grand-chose de sacerdotal, le sacerdoce étant alors réservé à l’évêque, et l’on sera capable de le réinventer, de dénouer le lien redoutable du pouvoir, du sexe mâle et du sacré.

Ne risquera-t-on pas alors d’ébranler le pouvoir monarchique sur lequel la tradition a bâti l’organisation de l’institution ecclésiastique ? Peut-être, mais faut-il d’avance s’en effrayer ? N’est-ce pas à propos d’une femme et par sa bouche qu’il fut prophétisé : « Il a renversé les puissants de leurs trônes, élevé les humbles »[15] ? Il ne s’agit pas de renverser quoi que ce soit, mais d’élever ce qui est injustement abaissé.

La femme et l’avenir de l’Église ? La femme est et sera l’avenir de l’Église.

Notes

[1] La revue Esprit de février 2010 a publié deux articles d’un grand intérêt sur « Le déclin du catholicisme européen » qui s’intéressent particulièrement au rapport de l’Église aux femmes. L’historien Claude Langlois, « Sexe, modernité et catholicisme. Les origines oubliées », analyse l’évolution des Congrégations romaines depuis 1820, passant d’une « compréhension pastorale » à l’égard des pratiques sexuelles au « rigorisme » d’aujourd’hui (p. 110-121). La sociologue Catherine Grémion, « La décision dans l’Église. Contraception, procréation assistée, avortement : trois moments clés », montre le tragique retentissement des décisions des trois derniers papes en cette matière sur l’exode croissant des fidèles hors de l’Église (p. 122-133).

[2] Par la Lettre Ordinatio sacerdotalis de 1994 qui réclame « un assentiment définitif » à la doctrine qui exclut la femme du sacerdoce, pour des motifs que j’expose plus loin. J’avais analysé la portée de ce document dans un Éditorial, intitulé « Sur un débat clos », de la revue Recherches de Science Religieuse, n° 3 de 1994 (tome 82), p. 321-333.

[3] La Croix du 14 juillet 2010 présente un document de la Congrégation de la doctrine de la foi, publié la veille, qui qualifie toute tentative d’ordonner une femme de « délit grave contre la foi » en tant qu’« atteinte à l’ordre sacré ».

[4] Un livre tout récent du papa Benoît XVI, Lumière du monde, semble annoncer un infléchissement de la position de l’Église sur ce point.

[5] Galates 5,1: « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. »

[6] Luc 22,24-25: « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. »

[7] Voir les chap. II, « Le peuple de Dieu », et IV, « Les laïcs », de la Constitution dogmatique sur l’Église.

[8] Romains 12,2.

[9] Je lis dans une interview du sociologue Alain Touraine publiée par Le Monde du 5 septembre 2010 : « Il y a deux supports aux changements déjà à l’oeuvre. Le premier est l’écologie […]. Le second, c’est que nous sommes en train de passer d’un monde d’hommes à un monde de femmes. Les femmes, ayant été du côté du pôle froid dont parlait Lévi-Strauss, veulent passer du côté chaud pour tout remettre ensemble, le corps et l’esprit, l’homme et la femme, les êtres humains et la nature, etc. Tout cela éclate en ce moment, même si ce n’est pas très sensible dans le public […]. »

[10] L’essentiel de l’argumentation de Jean Paul II (voir note 2) est repris d’une intervention de Paul VI en 1975 et d’une déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi approuvée par lui en 1976.

[11] Actes 1,6.

[12] Jean 2,1 ; Matthieu 9,22 et 15,28 ; Marc 14,3-9; Jean 11,27 et Luc 10,38-43 ; Jean 20,11-18.

[13] Galates 3,28.

[14] Il n’a pas réprouvé l’esclavage, ni désavoué la soumission de l’épouse au mari : il était de son temps. Mais il excluait ces inégalités de l’Église, et c’est ainsi qu’il a fait évoluer les moeurs.

[15] Luc 1,52.

Résumé

L’accès des femmes à une égalité de traitement avec les hommes et le déclin de l’Église catholique sont deux traits majeurs de l’évolution de la civilisation occidentale à l’aube du XXIe siècle. Existe-t-il une corrélation entre ces deux aspects, et, si c’est le cas, quelle devrait être la condition de la femme dans l’Église pour redonner espoir à son avenir ?

PLAN DE L’ARTICLE

Conflit sur le terrain des moeurs

Sur le terrain de la citoyenneté

Desserrer le corset de la tradition

Relire les évangiles au féminin pluriel

Pour un peu de sexe faible…

POUR CITER CET ARTICLE

Joseph Moingt s.j. « Les femmes et l’avenir de l’Église », Études 1/2011 (Tome 414), p. 67-76.

 

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